Regard mort

Publié le 23 Mai 2012

    

L’émotion est dans le regard. C’est dans les yeux que l’on découvre les états de l’âme. On y pénètre sans invitation, et on y devine l’ivresse, le bonheur et la tristesse.

     Mon regard est désormais farouche. Mon regard n’exprime rien, mon regard signe le refus de l’autre. Mon regard est révolutionnaire, il porte haut la pancarte défense d’entrer.

     Mon regard est une arme de précision. Mon regard ne s’affiche pas. Mon regard empêche la petite fille blottie derrière ses remparts, de parler au monde. Il creuse des sillons, pour la perdre.

     Dans le labyrinthe, enfermée, elle ne cherche plus à faire surface. Elle abandonne. Mal assise dans cette solitude, ce sont les sanglots et la musique qui me nourrissent.

     C’est l’épuisement. C’est l’attente qui m’empêche de déblayer les derniers souvenirs amassés à ma porte. J’aimerais pouvoir raccommoder mon histoire.    Couper, supprimer, coller et recoudre pièce par pièce, chasser mes démons, rassembler les anges pour recouvrer l’amour.

    

     J’ai un fantasme de l’amour, un dessin de la rencontre, une ligne vertigineuse et romanesque tracée à la craie, otage du délitement.

Je l’aurais rencontré dans la rue par exemple, nous aurions partagé l’humilité d’un banc orné de moisissure, nous aurions parlé comme deux inconnus qui ont envie de se connaître, comme deux enfants terriblement curieux, admirateurs invétérés de toute nouveauté, deux âmes contrariant le diktat de l’anonymat.

     Le temps occupé par nos phrases, déphasé par nos mots aurait ralenti sa course folle, accroupi à nos pieds, les mains sur les joues nous regardant d’en bas. Voyez comme les passants autour de nous déambulent flegmatiques et silencieux, nos voix seules occupent l’espace, les dalles de la place semblent moins grises, la ville s’étend au loin, flirtant aux frontières du bleu. Il parle avec des gestes, je projette mes fins de phrases dans des œillades évasives, et mes yeux envolent mes pensées.

     À chaque blanc, sa main glisse habilement sur le bois mousseux, courtisant le bout de mes ongles, mais elle n’y arrive pas, rien

n’arrive puisque nous parlons à nouveau et que les gestes servent la parole, et que les mots qui cristallisent derrière la cloison mouvante, tenus au secret, n’enclenchent pas de dialogue tactile.

 

     Mais voilà que la scène du banc se répète, tous les vendredis soir, nous sommes ceux qui n’attendent pas leurs chiens, là pour ne pas être ailleurs, au lieu d’être ailleurs. Nous sommes sur le fil, tous les deux, un ensemble en équilibre dans la confusion des sens. Il y aura le vendredi de trop ou le vendredi de plus, puis le samedi où je me réveillerai les cheveux en éventail sur un coussin bombé qui m’aura tordu le cou.

     Je respirerai, je sourirai de l’intérieur, et mon sourire me montera jusqu’aux tempes ; je serai déjà dans l’humeur du jour, humeur aqueuse souple et mielleuse. Je baignerai dans les idylliques marécages de notre passion consumée.

  

Rédigé par L.

Publié dans #Fragments

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