Roman-photo — Majda.

Publié le 14 Janvier 2013

Sous-la-pluie

 

« La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l'attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l'insuffisance de la réalité à les satisfaire. »

— Marcel Proust, les plaisirs et les jours.

 

On dit qu’au coin d’une rue tout peut arriver.

J’ai choisi le café de ce coin de rue, j’ai choisi ce coin d’existence pour un énième rendez-vous avec moi-même.

Je m’étais posée sur une table tout à fait au fond, contre le mur, je dominais la vue sur la rue, grâce à la large vitre en façade. Une fois installée, j’ai commandé un capucino, j’ai ouvert mon agenda à la page du treize février, et j’ai écrit.

Quelques fois, je renvoie les peurs de mon histoire, je reprends le dessus sur le récit. C’est comme si j’étais sur les pages de la maturité, j’avance droit devant. Plus rien ne me dérange. J’ai fait le vide. Balayé les obstacles.

Quelqu’un s’est approché, je le voyais venir pendant que j’écrivais, grand, élégant.

 « Bonjour mademoiselle.

— Bonjour.

— Puis-je m’assoir ?

— Non. J’ai envie d’être seule.

— Je vous observe depuis un moment, vous aviez la tête légèrement rejetée en arrière, les yeux agglutinés à la vitre…

Il avait commencé à pleuvoir, et je commençais à ressentir une indomptable attraction envers le spectacle de la pluie s’abattant sur le trottoir du Brussels.

— On aurait dit que vous admiriez un coucher de soleil, votre splendide quiétude m’a interpellé.

— Merci, c’est vrai, l’eau me fait cet effet-là, l’eau me fait penser immanquablement à ces hommes et femmes qui regardent la mer et rêvent de partir. Et lorsque je m’attarde sur la pluie, je pars aussi en rêve.

— Je vous en prie, accordez-moi la chance de savoir à quel point vous vous rapprochez de ce que j’ai imaginé.

— Je suis vraiment navrée, mais je dois m’en aller. »

Alors que je faisais mine de me lever, j’ai senti que ma chaise était bloquée, j’essayais encore de la reculer pour me dégager de la table, mais en vain. Lorsque j’ai lancé un regard en dessous afin de résoudre l’intrigue, j’ai constaté qu’il avait habilement enroulé sa cheville autour du pied droit de ma chaise. J’ai eu envie de crier et de frapper des paumes sur la petite table ronde. Mais finalement je n’ai rien fait, je me suis adossée à ma chaise, le visage parfaitement orienté face au sien. Et j’ai gardé le silence.

— De toutes les filles aux jupes à fleurs que j’ai croisées dans ma vie, aucune n’avait ce visage, à la fois triste et lumineux.

J’ai souri, d’un très léger sourire, presque imperceptible. Je crois qu’il l’a quand même remarqué, parce que je l’ai senti déplacer son pied.

— Je ne suis pas triste, seulement déçue de ne pas avoir trouvé d’oranges au marché. C’est mon fruit préféré, voyez-vous…

— Oui, je vois à quel point les oranges influent sur votre mine !

— Oui, quelle extase d’avaler le jus sucré d’une orange mûre. C’est comme si vous absorbiez un peu de la puissance du soleil.

Il fit une grimace d’insatisfaction. Je le trouvai susceptible, il me faisait de plus en plus rire. Je crois que mon rire l’a froissé.

« Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Je sais, en apparence, vous affichez un air sérieux et détaché, vous étiez triste, mais maintenant vous riez très fort, maintenant que je suis là pour vous distraire de votre peine.

— Je vois que vous ne faites jamais dans la demi-mesure.

— C’est parce que vous m’inspirez. J’ai envie lire ce que vous écriviez. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien. Je n’ai pas l’habitude d’accoster les jeunes demoiselles. Seulement, vous me captivez.

— Moi non plus, je n’en sais rien. Je vous ai quand même écouté. Pourtant je n’ai pas l’habitude de me laisser embobiner par des inconnus.

Seulement, vous avez éveillé ma curiosité. »

C’est là qu’il a glissé sa main vers mon agenda bleu, je l’avais refermé dès qu’il s’était assis. Il a ouvert à une date, au hasard, et il a lu.

‘’Ce sont les mêmes mots que ceux de mes aïeules, des mots enterrés vivants. Comme l’ont enterrait des nouveau-nés de sexe féminin dans le passé. Les femmes ont hérité de l’étouffement, de l’amour des petits espaces, de la peur. Ce sont les mots de mes aïeules qui s’écoulent en moi.

Le silence a saigné nos lèvres, elles saigneront toujours, et nous continuerons à boire cette infusion de rouille.

C’est une trace commune à toutes les femmes, morsure mal localisée qui ne guérit pas, qui enfle avec le temps.

Les années n’arrangent rien. Il y a une sorte d’infusion de la douleur en nous, une casserole géante grumeleuse d’où rien ne s’évapore, où tout s’épaissit.’’

Il a tourné la page.

‘’Je rêve d’être entourée d’arbres, je rêve des esprits de la forêt. Je rêve d’un lac majestueux, grande étendue plate d’un vert limpide à la surface de laquelle des poisons hybrides dessineraient des cercles concentriques.’’

« Arrêtez. Rendez-le-moi.

Vous avez raison, je suis triste. Regardez le ciel, voyez comme la pluie dissout la tempête. J’ai un torrent de larmes invisibles, en moi, ces larmes dissolvent mes mots. Ces larmes filtrent l’amertume, et laissent s’échapper le meilleur. Tout est dans ce livre bleu.

Quand je me mets à écrire, j’ai l’impression que ma main serre mon cœur très fort, jusqu’à ce que des boursouflures émergent entre mes doigts.

Mon cœur écume à loisir, puis il se vide sous la force de ma main préparée à en extraire le. »

Sur cette dernière phrase, je me levai et me tournai déjà vers la sortie.

Il s’interposa encore une fois. Puis-je avoir votre numéro ? Je n'en ai pas envie, lui ai-je soufflé très lentement.

Arrivée de l’autre côté de la vitre, j’ai lancé un ultime regard en sa direction, il était resté immobile, ébahi, me suivant des yeux.

De nouveau dans la clameur de la rue, j’ai un grand sourire avec un regard en coin comme un clin d’œil à celui que j’ai laissé derrière moi. Je vais vite, il est 16 h.

Cachée sous mon parapluie, je rejoins l’avenue Victor Hugo. J’entre dans ma librairie favorite, sans requête précise aujourd’hui. J’essuie la poussière, lis la quatrième de couverture, un peu du début, un peu au milieu au hasard, parfois la fin. Je lève de temps en temps la tête espérant revoir la femme au chapeau se balader entre les rayons. Je me suis promis de lui parler cette fois-ci.

Encore fallait-il qu’elle arrive. Il me faut amorcer un nouveau départ. Mon existence actuelle connait un vide, de ces vides ressentis après les périodes trop riches au cours desquelles les évènements s’enchevêtrent sans laisser d’espace pour la médiation.

Rien à l’horizon.

Au sortir de la boutique, la pluie avait cessé, je retrouvais une rue grouillante qui ne m’inspirait rien d’autre que du dégoût, je voulais échapper au plus vite à ce défilé grotesque, monter au pas de course les quatre-vingt-seize marches de mon immeuble, violenter la serrure de mes dix-huit mètres carrés, faire gagner à mon totem deux décimètres en y déposant les livres du jour et enfin m’écrouler sur le lit adoptant la forme d’un x. Mais elle était inopinément apparue. Au moment où j’avais cessé d’y croire, elle entra en scène, c’était bien elle. Elle marchait devant moi, avec son chapeau mauve. Son corps affable baignait dans une marée humaine, bruyante, agaçante, chargée de délires, d’angoisses, de rires artificiels, de vêtements sans âme, de projets sens dessus dessous, de pensées érotiques, de plans de séduction, de plans d’invasion minutés.

Rédigé par L.

Publié dans #Récit (1)

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